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Pizzas contaminées (Buitoni, Nestlé) : interview avec l’ancienne directrice de la sécurité des aliments de Nestlé, Dre Yasmine Motarjemi

Depuis quelques semaines, Nestlé est au cœur des critiques pour l’affaire des pizzas contaminées de la marque Buitoni. Pour rappel, des pizzas surgelées Fraîch’Up de la marque Buitoni aux mains du géant alimentaire suisse Nestlé ont été contaminées par des bactéries Escherichia coli (E. coli) productrices de Shiga-toxine. Au total 53 contaminations à la bactérie E. coli ont été confirmées, dont deux décès. Plusieurs enfants en France ont développé de très graves syndromes d’insuffisance rénale, selon le journal français de référence Le Monde du 18 avril 2022. Dre Yasmine Motarjemi a été de 2000 à 2010 vice-présidente adjointe chez Nestlé et a travaillé comme responsable de la sécurité alimentaire de l’entreprise. En 2010, après 4 années de harcèlement et signalement des défaillances dans la gestion de la sécurité des aliments, elle fut licenciée. Creapharma.ch a pu interroger Mme Motarjemi par e-mail en avril 2022. Pour la compréhension l’interview a été édité.

Yasmine Motarjemi

Xavier Gruffat (Creapharma.ch) – Etiez-vous surprise d’avoir découvert en mars 2022 cette contamination à E. coli dans des pizzas vendues surtout en France en lisant les médias ?
Yasmine Motarjemi – Pas vraiment. Par mon expérience, je savais qu’il y aurait des incidents. Ce n’était qu’une question de temps. Ce que je ne pouvais cependant pas prévoir, en revanche, c’était le produit et le pays qui seraient concernés et la nature de la contamination. C’est pourquoi j’ai continué à tirer la sonnette d’alarme, même après mon départ de l’entreprise. Dans toutes mes alertes et dans ma pétition, j’avais indiqué qu’en raison de ses pratiques, sa culture organisationnelle et du fait que Nestlé ne réalisait même pas ses erreurs, ou attachait peu d’importance à la violation des principes de la gestion de la sécurité des aliments, Nestlé continuait à être une menace pour la société (voir sur le site Change.org).
Lorsque j’étais chez Nestlé, des incidents assez importants pour avoir été  rapportés au siège, se produisaient des dizaines de fois par an. Les médias n’en parlaient pas toujours. Par exemple, lorsque des enfants se sont étouffés avec des knacki de Herta, et que certains sont morts, les grands médias n’ont rien rapporté, même si, dans un cas d’étouffement, les tribunaux ont reconnu Nestlé coupable. Ou lorsque des centaines d’animaux domestiques sont morts au Venezuela en 2005, les médias n’ont rien écrit, non plus. De même, lorsque des bébés sont morts de la bactérie Cronobacter sakazakii, les grands médias n’ont rien dit.
Et quand ils le font, ils traitent l’information de manière banale : sans enquête, recherche et analyse de la cause.  Même lorsqu’il y a des cadres qui signalent des violations et des dysfonctionnements graves, ils sont censurés, comme ce fut mon cas avec entre autres BBC. Le scandale est qu’il n’y a pas de scandale. Dans les pays en développement, les incidents ne sont pas  toujours détectés, notamment en raison de la faiblesse des autorités réglementaires et du system de surveillance. Le silence des médias et les faiblesses de nos autorités sanitaires dans la gestion de la sécurité des aliments, font que les incidents se répètent et nous ne tirons pas de leçon de nos expériences. 
Comme un poisson rouge dans un bocal, nous tournons en rond et nous répétons nos erreurs. Le temps d’un tour, une génération de professionnelles, nous avons déjà oublié nos acquis (voir le livre La civilisation du poisson rouge-Petit traité sur le marché de l’attention par Bruno Patino, Edition Grasset & Fasquelle 2019).
Je me rappelle quand l’entreprise Cadbury a eu une toxi-infection grave à salmonelles en 2006 avec leurs chocolats, l’explication de ses dirigeants était qu’ils ne savaient pas qu’un petit nombre de salmonelles peut causer des infections, alors que ce fait était bien connu par les incidents du passé. Nous venons de faire l’expérience d’un autre incident avec les chocolats Kinder de Ferrero, une crise énorme pour l’entreprise rendant des dizaines d’enfants malades avec salmonellose. Selon les médias, l’entreprise reconnaît des défaillances internes et la lenteur de ses actions. Les problèmes étaient connus déjà en mois de décembre dernier alors que le rappel des produits s’est fait en avril 2022.  Ceci doit être mis en relation avec la Directive Européenne sur la protection des lanceurs d’alerte, qui, malgré mes critiques répétées, donne 3 mois aux entreprises de donner suite à une alerte interne et 3 mois aux autorités de réagir (lien ici).  Depuis la découverte du problème de salmonelles chez Ferrero jusqu’au rappel des produits, il s’est passé trois mois.  Trois mois durant lesquels des dizaines d’enfants sont tombés malades.

Nestlé possède plus de 400 usines dans le monde, n’est-ce pas trop pour gérer correctement la gestion de la qualité ? Autrement dit, est-ce un paquebot presque ingérable à diriger ?
Il est vrai que diriger une grande entreprise est un défi. Cependant, si nous examinons et analysons les incidents et les diverses plaintes, nous pouvons constater que les critiques adressées à Nestlé n’ont rien à voir avec sa taille, mais avec sa culture organisationnelle et les pressions économiques.  Ce ne sont pas les incidents ou leurs erreurs, per se, que je reproche à Nestlé, mais leurs fausses déclarations et leurs prétentions infondées, leurs négligences et la manière dont la direction réagit aux problèmes. Par exemple, je n’ai pas vu une intention sincère dans la mise en œuvre de leur politique interne et la priorité qu’on prétend donner à la sécurité des produits.
Dans mon histoire, lorsque la direction de Nestlé découvre que mon supérieur me harcelait, au lieu de corriger la situation, elle me harcèle encore plus, mène une fausse enquête, puis me licencie, le tout en violation de leur code de conduite professionnelle, la loi et toutes les valeurs morales et éthiques. De même, lorsque je signalais des problèmes dans la gestion de la sécurité sanitaire des aliments, elle les balayait sous le tapis au lieu de les examiner et corriger. Autrement dit, au lieu de traiter les alertes et les plaintes, ils préféraient éliminer ceux qui les avaient signalées « tuer le messager, plutôt que d’examiner le message ». Je me souviens que le conseiller en ressources humaines me dire « malheur à celui par qui les problèmes arrivent ! » En d’autres mots, je ferai mieux de me taire.  
Une approche « bulldozer » à la gestion fait que non seulement les gens en interne n’osent pas dire ce qu’ils pensent, mais que de nombreux scientifiques, experts externes, ne se sentent également pas libres d’exprimer leurs opinions et défendent parfois injustement la position de Nestlé. Parfois, simplement parce qu’il s’agit d’une grande entreprise avec de bonnes performances économiques ou d’une marque connue, on suppose que l’entreprise fait tout bien. Nous ne prenons même pas le temps de réfléchir et de regarder d’un œil critique et nous poser des questions. Aveuglement, nous faisons confiance.    Tel a été le cas, par exemple, avec les plaintes des autorités réglementaires concernant la contamination au plomb des produits Maggi de Nestlé en Inde en 2015.  A ma connaissance, j’étais la seule à soulever que les explications de Nestlé n’étaient pas adéquates.
Voyez-vous, lorsque dans les interviews les gens me demandent “N’avez-vous pas peur?”  Cela signifie qu’inconsciemment, ils pensent que cette entreprise est capable de terribles représailles et qu’il est dangereux d’exprimer ses opinions. En fait, le même consultant en ressources humaines m’a dit que je devrais quitter l’entreprise et me taire, car lorsque le “bulldozer Nestlé” se mettra en marche, il m’écraserait. Une telle culture n’a rien à voir avec la taille de l’entreprise ou le nombre d’usines.

Si je me fais quelques secondes “l’avocat de Nestlé”, justement quand on a plus de 400 usines dans le monde, n’est-ce pas inévitable que de temps en temps des problèmes apparaissent comme des intoxications alimentaires ? 
Bien sûr, dans un monde où les agents pathogènes et les contaminants font partie de notre environnement et notre production alimentaire, le risque zéro n’existe pas et des incidents peuvent survenir malgré tous nos efforts.
Mais le scandale, c’est quand il y a négligence. Dans le cas de l’incident de la mélamine en Chine (2009) et de l’étouffement des bébés par les produits Nestlé (1998-2012), ou les deux incidents d’E.coli entérohémorragiques aux USA en 2009 et en France en 2022, à mon avis, il y a eu négligence de la part de la Direction de Nestlé. D’autant plus qu’il y avait eu des alertes.
La négligence ne concerne pas seulement un employé qui ne ferait pas correctement son travail, mais aussi la gestion laxiste de la Direction, allant de son manque d’engagement pour ses décisions , ses politiques internes, le respect de la loi aux failles dans les conditions de travail des employés. Par exemple, une structure inadéquate créant des situations de conflit d’intérêts engendre des risques inhérents. Chez Nestlé, les auditeurs de la gestion de la sécurité sanitaire des aliments relevaient de la même structure que celle qui était responsable de la gestion quotidienne de la sécurité et n’étaient pas indépendants. Ou encore, des politiques inappropriées, comme le fait de lier les primes au retrait de produits, ont conduit à d’autres comportements pervers, comme induire le risque de laisser des produits contaminés/défectueux sur le marché, ne pas tester des produits ou encore ignorer les plaintes ou les résultats des analyses, comme avec l’affaire des étouffements des bébés, ou la contamination du lait infantile avec la mélamine. Un autre problème était l’insuffisance des ressources humaines, tant en termes de personnel que de leur expertise. Parfois, les objectifs fixés n’étaient pas réalisables et les employés bâclaient leur travail. Il existait également une culture de peur soutenue par le harcèlement ou les transferts punitifs, ou encore la la violation des directives internes. D’autres facteurs qui ont affecté la gestion de l’entreprise sont le manque de clarification des responsabilités, parfois intentionnel, ou la lenteur de la prise des décisions.
Bref, de nombreux facteurs, parmi lesquels l’arrogance, font que les managers de Nestlé se sentent au-dessus des lois. Au tribunal, certains ont avoué des faits troublants, convaincus qu’ils avaient les médias et le système judiciaire dans leur poche et que le monde professionnel ne réagirait pas par peur ou par intérêts. Par exemple, lorsque la juge a demandé au Directeur de Qualité de Nestlé, pourquoi il voulait commercialiser un produit que les scientifiques jugeaient dangereux, il a répondu : “Je me fiche des sciences et des scientifiques, je prends mes informations du livre de cuisine, le Larousse gastronomique“. Ou lorsque le juge a demandé au Directeur de Technologies et du Développement de Produits: “Est-il vrai que vous étiez au courant des problèmes et qu’avez-vous fait ?” Il répond : “Oui, je savais, mais je n’ai rien fait”. Ce à quoi la juge, surprise, demande : “Mais quelle est l’importance de la directrice de la sécurité alimentaire chez Nestlé, sur une échelle de 1 à 10 ?“. Il répond : « 4 à 5 ».  Une autre réplique du PDG de Nestlé illustre la gestion lente et laxiste de l’entreprise dans un domaine aussi important que la sécurité sanitaire des aliments. Lorsque la juge lui demande pourquoi il n’a pas licencié la directrice de la sécurité alimentaire plus tôt ? Il répond : “Nous accumulons les problèmes avant d’agir“. Il voulait dire que l’entreprise a attendu 10 ans avant de réagir ! (voir ici). 
Ce qui me déçoit profondément est que de telles répliques venant de la part de la Direction du leader de l’industrie agroalimentaire ne suscite aucune indignation.

Un reportage appelé en anglais “Downfall: The Case Against Boeing” diffusé en 2022 sur Netflix s’avère très critique envers Boeing, qui a depuis quelques années préféré le profit ou bénéfice sur la sécurité des passagers. Ce reportage cite notamment un journaliste du prestigieux et hyper-capitaliste journal The Wall Street Journal. Avez-vous un commentaire à faire ?
J’ai été très perturbée de voir ce film, car point par point, c’était la même situation que j’ai vécue chez Nestlé. Même pour leurs incidents. Comme Boeing, Nestlé a connu deux fois de suite l’incident de la mélamine (2007 et 2008), deux fois l’incident d’Escherichia coli producteur de Shiga-toxine avec des effets graves, voire mortels sur les consommateurs (2009, 2022) et des épisodes répétitifs de l’étouffement des bébés (1998 à 2012).
De nouveau, comme Boeing, au lieu de revoir leurs problèmes de gestion de la sécurité alimentaire et leur culture organisationnelle à l’origine des problèmes, ils rejettent à chaque fois la faute sur les autres : les consommateurs, les autorités réglementaires, un employé, … Même au tribunal, lorsque je reportais un incident en Chine en 2005 où le lait infantile Nestlé violait les normes réglementaires chinoises en matière de composition nutritionnelle, leur réponse a été que c’était la faute des autorités chinoises qui n’avaient pas les bonnes normes et que l’affaire n’était pas un problème de santé publique !  Aucune autorité n’a protesté contre cette vision erronée de Nestlé ! En fait l’enquête a montré que l’usine était sous-effectif et n’a pas pu corriger le produit et le Directeur de Qualité était au courant des non-conformités et avait autorisé la vente du produit.
Mon histoire, combine à la fois les erreurs de Boeing telles que décrites dans ce film, mais aussi l’histoire du paquebot Costa Concordia où le capitaine était incompétent. Chez Nestlé, ils ont nommé et soutenu un Directeur au Département Qualité, qui s’est avéré être un harceleur et un incompétent et qui a fait obstruction à mes fonctions, ce qui a créé d’autres dysfonctionnements. Mon expérience rappelle aussi l’affaire VW avec une enquête bidon, et puis aussi l’affaire British Petroleum (BP) où ils ont négligé des avertissements et des dysfonctionnements. En ce qui concerne le harcèlement, c’est la même situation qu’à France Télécom. Une enquête interne en 2000 a montré que 10 % des employés avaient été victimes de harcèlement. J’ai personnellement prouvé au tribunal que, comme à France Telecom, cette pratique est soutenue, voire dirigée, par la direction de Nestlé. Dans le contexte de la gestion de la sécurité alimentaire et des alertes, le harcèlement en tant que représailles peut avoir des conséquences très graves pour la sécurité des produits et devrait être considéré en soi comme une violation grave dans la gestion des risques sanitaires, environnementaux ou autres.
La seule différence avec Boeing et d’autres entreprises qui ont eu des problèmes est que l’opinion publique et les autorités réglementaires n’ont pas réagi avec le même degré de sévérité au comportement des dirigeants de Nestlé et leur ont accordé l’impunité.

Que demandez-vous concrètement à Nestlé et notamment à ses actionnaires, un changement de présidence et de CEO ? 
Oui, je demande la démission de l’ancien PDG/CEO de Nestlé, M. Paul Bulcke, actuellement Président du Conseil d’Administration, ainsi que la démission de M. Ulf Mark Schneider, l’actuel PDG/CEO.
Leurs démissions sont justifiées par leur négligence dans la gestion des alertes ayant conduit aux divers incidents, entre autres les toxi-infections à E. coli aux États-Unis en 2009 et en France en 2022 respectivement, ainsi que par mon harcèlement et la violation de la loi du travail suisse.
Mais je souhaite également un examen détaillé de mon expérience, y compris les explications des dirigeants de Nestlé devant le tribunal et une analyse de la gestion de l’entreprise, afin que les leçons de mon histoire puissent servir à renforcer la gestion de la sécurité alimentaire en général. 

Justement, je suis un entrepreneur, bien sûr beaucoup plus petit que Nestlé, mais pour mon travail j’ai lu beaucoup de livres de business ou d’économie et j’ai noté que beaucoup d’entreprises à très grand succès comme Google (actuellement Alphabet), Apple, Starbucks ou Netflix ont une très forte culture d’entreprise basée sur des valeurs claires en général diffusées par le ou les fondateurs. Par exemple, une grande transparence chez Netflix dans le management. Qu’avez-vous à dire sur le management et surtout les valeurs internes de Nestlé, quand vous étiez pendant les années 2000 ?
Ce que je peux ajouter à ce qui a été dit précédemment c’est que la direction de Nestlé a une attitude arrogante et ne donne pas d’importance aux valeurs humaines. La preuve en est que la direction n’a accordé aucune importance aux quelque 40 enfants qui s’étouffaient avec leurs produits en France chaque année. Malgré ceci, le Directeur de Qualité responsable de ces faits a été promu. Devant le tribunal, ce même Directeur a affirmé que ces produits étaient sûrs et qu’il n’y avait aucun problème. Aucun sentiment ou regrets pour les bébés qui s’étouffaient. Nestlé n’a présenté aucun document ou autre preuve montrant des efforts pour minimiser ces risques. Au contraire, un document (une lettre) du Centre de Recherche de Nestlé de 1998, suggérait que si Nestlé voulait continuer à vendre des biscuits pour des bébés de 8 mois, elle devrait oublier la sécurité alimentaire, et c’est ce que Nestlé France, sous la direction du Directeur de Qualité, a fait pendant de nombreuses années.
La question que chaque consommateur devrait se poser est de savoir si la gestion de la sécurité alimentaire doit être un secret professionnel ou si les consommateurs devraient  avoir droit à une transparence totale.

Nestlé est critiqué par de nombreuses personnes et organisations, les critiques sont souvent liées à la malbouffe ou à la pollution. Est-ce que vous partagez ces critiques peut-être plus en lien avec des critiques contre le grand capitalisme globalisé ou vous vous concentrez davantage dans votre combat sur la sécurité alimentaire ? 
Si je m’exprime sur la sécurité sanitaire des aliments uniquement, c’est à titre d’exemple et c’est parce que c’est mon domaine d’expertise. Mais, je partage également les préoccupations liées à ces autres causes, la qualité nutritionnelle, l’environnement, les animaux, les droits humains ainsi que le traitement des employés. En fait, les racines de tous ces problèmes sont les mêmes : la culture de l’entreprise, l’impunité des dirigeants, le laxisme de nos autorités, l’indifférence de l’opinion publique, le silence des médias et surtout à un système judiciaire inéquitable et inaccessible. Je suis restée dans l’entreprise et j’ai continué à alerter la direction, entre autres, pour savoir à quel point le système était dysfonctionnel. Traitez la racine du problème, vous améliorerez la situation dans tous ces domaines.  Tout revient à la qualité de gestion de l’entreprise. Comme disait M. Peter Brabeck-Letmathe, l’ancien PDG/CEO de Nestlé : « la gestion de la qualité dépend de la qualité de gestion ».
J’ai découvert que la racine du problème remonte à la direction de l’entreprise, au conseil d’administration, aux autorités de réglementation, aux politiciens, aux médias et même à notre attitude, à nous les consommateurs, face à la corruption de nos entreprises.  Mon expérience est une histoire qui va au-delà de la sécurité alimentaire et de Nestlé. Ce sont des problèmes sociaux profonds, ancrés dans notre système de gouvernance et le droit à l’expression de nos opinions.  Veuillez noter que, formellement, je fus licenciée pour avoir exprimé des opinions différentes de celles de mon Directeur, ayant commis des fautes graves dans la gestion de la sécurité des aliments et reconnu harceleur.

Le paradoxe de Nestlé est que ces 5 dernières années l’action s’est fortement valorisée (+ env. 50%), en 2021 elle était même à un moment la plus grande entreprise d’Europe en termes de capitalisation boursière (market cap) avec plus de 300 milliards de dollars de valorisation. C’est donc probablement plus difficile d’exiger des changements quand tout va bien ou presque en termes financier ?
Oui, tant que l’évaluation d’une entreprise et de ses dirigeants serait basée seulement  sur les performances financières, rien ne changerait.
Comme dans l’histoire de Boeing, la pression du marché financier et des actionnaires influence le comportement de la direction en matière de sécurité des produits. Lorsque j’étais chez Nestlé, au siège social, il y avait deux fois par an de grandes conférences de direction, où tous les cadres, les employés, les managers se réunissaient.  À ces occasions, à chaque conférence, il y avait des rapports sur les performances financières. Mais, presque rien en ce qui concerne les performances en matière de sécurité des produits. En 10 ans, une seule fois, il y a eu une présentation de 10 minutes sur la sécurité alimentaire.
Ironiquement, nous, consommateurs, soutenons ce système. Par notre silence, et en achetant leurs produits, nous faisons le bonheur des actionnaires et des managers sans scrupules. Si pour le dernier, nous n’avons guère le choix car la mondialisation a éliminé les concurrents, les petites entreprises, pour le premier, les gens peuvent réagir. Aujourd’hui, une photo qui touche nos émotions, un fait divers sur des célébrités, ou l’imbécillité d’un politicien peuvent être retweetés des millions de fois, mais, comme je l’ai vécu avec Nestlé, les crimes des dirigeants d’entreprise reçoivent relativement peu d’attention et d’indignation. 

En plus de problèmes de fond, estimez-vous aussi que la communication de Nestlé est médiocre en 2022 ? Vu de l’extérieur j’ai l’impression que Nestlé a une communication qui date, qui s’excuse peu et n’aime pas reconnaître ses fautes, qu’en pensez-vous ?
Absolument. Si la Direction de Nestlé avait reconnu les faits et s’était excusée, elle aurait paru plus humaine que persister dans ses méfaits. “errare humanum est, perseverare diabolicum” (l’erreur est humaine, persévérer est diabolique” : Lucius Annaeus Seneca, mort au 65 apr. J.C.).
C’est cette arrogance qui fait que certaines personnes, une minorité, éprouvent un sentiment si fort contre Nestlé. Mais encore une fois, tant que Nestlé peut acheter les médias et diffuser sa propagande, pourquoi changer d’attitude ? Pourquoi s’excuser ? Nestlé a les moyens – des moyens que nous les citoyens nous leur accordons – de se comporter comme un « bulldozer ». Lire aussi un article du Monde du 18 avril 2022 sur la communication de Nestlé.

Vous vous battez pour une loi en Suisse pour protéger les lanceurs d’alerte, où est-on actuellement d’un point de vue politique ?
Non, d’après les dernières nouvelles dont je dispose, la loi est au point mort, apparemment parce qu’aucun parti politique ne soutient un tel projet. C’est triste ! 
Toujours est-il que ne pas protéger les lanceurs d’alerte est une chose, mais ne pas enquêter sur les faits rapportés est encore pire. L’incident E. coli en France est similaire à certains égards à celui qui s’est produit aux États-Unis en 2009. Si dans le premier cas j’avais donné l’alerte en interne et les dirigeants de Nestlé sont coupables de négligence, pour le second, j’avais également alerté les autorités suisses, françaises, et américaines.
Combien de fois ai-je écrit à nos députés, sans aucune réponse adéquate et sans que mes alertes reçoivent l’attention qu’elles méritaient. C’est comme s’il n’y a pas la volonté. Cette fois, c’est le laxisme de nos autorités sur des questions de santé publique et justice qui me dépasse.

Finalement, la plupart des entreprises américaines et européennes ont quitté la Russie. Le célèbre journal libéral et pro-capitalisme The Economist (sans aucun doute le média le plus influent au monde dans le monde libéral et probablement très lu par l’élite de Nestlé) mentionnait dans son édition du 2 avril 2022 que Carlsberg et Heineken, deux grands brasseurs, comptaient parmi les dernières entreprises à quitter le pays le plus vaste du monde. Mais Nestlé reste en Russie ou en tout cas partiellement. Comment expliquez-vous cette décision de Nestlé d’un point de vue éthique ?
Bien sûr, j’aurais aimé que toutes les pressions soient mises en œuvre pour arrêter cette guerre. Les pays occidentaux comptent sur les sanctions économiques pour l’arrêter. Alors le comportement de Nestlé va à l’encontre de ces efforts et affaiblit cette stratégie. Nous devons nous rappeler que cette guerre n’est pas seulement une tragédie pour le peuple ukrainien mais aussi pour le peuple russe qui voit ses soldats se faire tuer. Je pense à tous ces parents qui perdent leurs enfants dans cette guerre.
Mais ce qui me dérange le plus, c’est encore une fois la communication subliminale, où Nestlé veut tirer profit de la situation, en justifiant sa présence par une cause humanitaire et en faisant passer leurs produits pour “un produit essentiel”, comme si la population russe allait mourir si elle n’avait pas accès aux produits de la marque Nestlé. En même temps, elle profite de l’absence des autres entreprises concurrentes.  
A ce propos, je vous invite à voir les explications que je donne  à ce sujet dans la mise à jour du 25 mars 2022 de ma pétition. Elles révèlent d’autres facettes de la culture Nestlé. Découvrez aussi un reportage sur France Culture.

Le 19 avril 2022. Interview réalisé par e-mail en avril 2022. Il s’agit de la version 1.2 de l’interview (corrections mineures apportées surtout sur l’orthographe, des phrases ont été éditées suite à la relecture de Mme Motarjemi). Crédit photo : Yasmine Motarjemi.



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Informations sur la rédaction de cet article et la date de la dernière modification: 19.04.2022
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